Lorsque les premières communautés punks se forment en Chine vers la fin des années 1990, elles se tournent d'elles-mêmes vers l'underground, s'exilant de la société et des circuits officiels de leur plein gré. C'est à cette même période que se forme le groupe SMZB (生命之, shengming zhi bing, « le biscuit de la vie »), aujourd'hui leader de la communauté punk de Wuhan. La fin des années 1990 et le début des années 2000 marquent donc l'âge d'or du punk en Chine. Aujourd'hui, ce mouvement est toujours vivant – un certain nombre de groupes de jeunes musiciens sont labellisés comme « punk » - et les anciens groupes continuent leurs actions. Néanmoins, on observe une grande différence dans la mentalité des « vieux » punks et des « jeunes ».
Cet article se base sur l'observation de la communauté punk de Wuhan - que nous appellerons « vieux punks » ici – des discussions et interviews avec les membres des SMZB, leurs amis et d'autres membres de divers groupes moins connus. Pour l'étude de ceux que nous qualifierons de « jeunes punks », nous nous basons sur des interviews réalisées avec deux groupes – Dirty Fingers et Master Liars – ainsi que sur des observations et discussions lors de concerts punks à Shanghai.
Une lutte politique indissociable du mode de vie punk
A l'origine, le punk est aussi bien un genre musical et vestimentaire qu'un mouvement culturel contestataire et un mode d'expression. C'est cette même dynamique qui a eu lieu lors de son implantation et son développement en Chine, où esprit punk rime avec contestation politique. Le groupe SMZB, emblème de cette lutte, est connu pour briser les tabous imposés au sein de la société chinoise. A travers son identité punk, il utilise sa musique pour raviver la mémoire censurée, interpeller son public et exprimer son point de vue sur la situation du pays. Tous les sujets y passent, de la remise en cause de Mao à la demande de reconnaissance des événements de Tian'anmen. C'est donc tout aussi bien une lutte politique qu'un mode de vie qui est mis en avant par ces « vieux punks » qui refusent de se plier aux normes. Wu Wei, le chanteur des SMZB et leader de la communauté résume ce choix de vie en quelques mots :
« C'est la manière [le mode de vie punk] la plus pertinente de lutter, de montrer son désaccord envers les injustices de la société chinoise. »
Pour ces vieux punks, la pierre angulaire de leur mouvement est donc bien la lutte politique et non la musique. Pour exprimer leur opinion, ils utilisent tous les moyens possibles, des chansons à la diffusion de tee-shirts. Mais mener ce combat en Chine n'est pas de tout repos et les contraint à vivre enfermés dans un mode de vie bien spécifique. Pour survivre ils doivent rester cantonnés dans la sphère de l'underground, les contraignants donc à oublier toute réussite professionnelle, à devoir prendre un travail peu gratifiant pour subsister et à s'exposer à des contrôles permanents. Ainsi, toute la production culturelle étant contrôlée en Chine, il est impossible pour ces punks d'organiser des concerts officiels ou de passer par les circuits de distribution normal pour leur CD, sans s'auto-censurer. Ils doivent donc développer des stratégies de contournements, corrompre les forces de l'ordre et les gérants de salle de concert pour se produire ou encore créer leur propres lieux (comme cela à été fait à Wuhan). Les concerts punks se multiplient dès lors dans les caves, les lieux abandonnés ou les bars où le guanxi -réseau relationnel en fonction duquel les chinois - permet la complicité du patron et celle de la police.
Pochette d'album des SMZB
Aujourd'hui en Chine, le gouvernement a adopté une nouvelle stratégie face à ses détracteurs. La communauté des « vieux punks », cataloguée comme dissidente mais pas comme dangereuse subit de plein fouet cette dernière. Même si elle vit hors des circuits officiels, les sphères du contrôle chinois sont parfaitement au courant du contenu controversé des chansons, de leurs prises de positions politiques ou encore de l'organisation de concerts non-officiels. Il reconnaît et catalogue certains de ces groupes comme des éléments contestataires « à surveiller » en allant jusqu'à en soumettre certains à un contrôle permanent. Toutefois, il se maintient en retrait et n'intervient qu'à partir du moment où les frontières de l'underground sont dépassées et que cette communauté acquiert une réelle visibilité dans la société chinoise. Si cette attitude peut nous paraître surprenante, elle correspond pourtant à la politique que l’État chinois a mis en place vis à vis de son peuple et que Yang Han, tour manager des SMZB, nous résume avec une légère amertume :
« Aujourd'hui, tu peux être critique et contester les actions du gouvernement sans que ce dernier n’ait peur de toi et cherche à t’arrêter. En revanche, le gouvernement craint les rassemblements de personnes. C’est à partir du moment où les personnes en colère se rassemblent et échangent en souhaitant que d’autres personnes les soutiennent que ça devient un danger. »
Pour résumer, tant que ces opinions restent minoritaires et discrètes voir cachées, le gouvernement ni prête guère d'attention car il sait leur effet est dérisoire. Mais à partir du moment où un événement lié à cette communauté acquiert un minimum de visibilité, le couperet tombe et la censure ainsi que la répression se multiplient. Ainsi, si un concert rassemble trop de personnes cela signifie presque obligatoirement l'intervention de la police. Les festivals également, sont un lieu de rassemblement où les forces de l'ordre interviennent régulièrement pour ordonner aux artistes de censurer leurs chansons. Cette communauté ne peut dès lors s'étendre ou s'exposer au grand jour si elle souhaite continuer à exister. Elle se concentre donc dans des lieux créés et tenus par ses membres fondateurs, afin de créer son propre espace de sécurité. Elle reste facile d'accès, à partir du moment où vous connaissez le nom du bar – QG de cette communauté – vous n'aurez pas de difficultés à les rencontrer. Toutefois, elle évolue hors des circuits officiels afin de se protéger d'éventuelles répressions d'une part mais également pour garantir sa liberté et son indépendance.
A Wuhan, le QG de la communauté punk se veut détenteur d'une identité particulière. Ce lieu, fondé par le chanteur des SMZB, s'articule comme un espace de liberté ouvert à tous. Les valeurs qui l'animent, si elles sont en accord avec l'esprit punk, vont jusqu'à le dépasser afin de créer refuge aux contraintes de la société chinoise.
La communauté punk wuhanaise: un lieu de refuge
« Les gens qui viennent souvent ici, les habitués partagent des valeurs qui leurs sont propres. Je ne sais pas si cela était voulu lors de la création du bar mais je pense que c’était prévisible. Ils ont construit le bar selon l’idée qu’ils avaient de ce qu’un bar doit être, il est donc normal que les valeurs et l’esprit du bar soient en accord avec l’esprit des personnes qui l’ont créé. L’idée est que n’importe qui puisse se sentir bien ici et trouve ce qu’il cherche. »
Interview de Liangzhan, musicien et membre de la communauté punk de Wuhan
« Ici, on ne lutte pas directement contre les injustices mais on permet aux gens qui en ont marre de se retrouver dans un lieu porteur de valeurs humaines. »
Interview de Yanghan, tour manager des SMZB
Ce lieu se maintient donc grâce à ses pionniers qui l'animent tout en veillant au respect de ses valeurs. Si ce bar, en premier lieu un endroit pour faire la fête et où l'on peut trouver du vrai alcool, est petit à petit devenu une mode chez les jeunes chinois huppés, il n'en reste pas moins un refuge pour ceux qui fuient les normes de la société chinoise ou qui sont délaissés par cette dernière. Ce n'est donc plus l'identité punk qui attire mais bien la spécificité du lieu et ses valeurs.
« Ils [les gens] viennent ici pour être respecté, chose qui est plutôt rare dans leurs vies de tout les jours. Ils viennent ici pour l’atmosphère qui y règne, pour les valeurs qui imprègnent le lieu. Il y a tout type de personnes ici, des profs, des étudiants, des gens normaux, des gens moins normaux. C’est un endroit où tu peux être ce que tu es, même si tu es quelqu’un que je n’aime pas, je te respecterai quand même. »
Interview de Yang Han, tour manager des SMZB
Jeunes et vieux punks, une musique similaire mais un combat différents
Aujourd'hui, les différents groupes de jeunes musiciens à Shanghai – ou dans les autres villes chinoises – reconnaissent tous Wuhan comme la ville punk par excellence. De plus, ils respectent tous énormément SMZB, aussi bien pour son apport dans l'implantation du punk en Chine que pour sa lutte politique et son mode de vie. Malgré ce respect, aucun d'entre eux ne semblent vouloir suivre la voie tracée par les anciens. En effet, s'ils revendiquent leurs différences par rapport aux normes chinoise et qu'ils semblent tous vouloir sortir du moule imposé par la société, ils ne souhaitent pas reproduire le modèle de vie de leurs aînés. Rester cantonné à la sphère underground ne les intéresse pas, pas plus que d'exprimer une quelconque contestation politique à travers leur musique. Pourtant, le point de rupture qui les a conduits à chercher un mode de vie différent à travers la musique est le même.
Concert des Dirty Fingers à Pékin
Ces jeunes chinois refusent le fardeau posé sur leurs épaules par la société et la pression familiale, fardeau d'autant plus exacerbé par la politique de l'enfant unique. Après avoir suivi le modèle établi, c'est en général au moment de l'université qu'ils ont rompu le fil, pour choisir un mode de vie différent. Ainsi, jeunes comme vieux, ont tous connu un moment de rupture et une volonté de sortir de cette société, tournée vers la quête du profit et la richesse. En effet, en Chine, l'objectif à atteindre est celui de la prospérité économique aussi bien à l'échelle du pays qu'à l'échelle individuelle et, dès leur plus jeunes âges, les enfants sont éduqués dans ce but. C'est en réaction à ce que l'on pourrait presque qualifier d'obligation que s'initie cette rupture.
« L’université ne m’offrait pas ce que je voulais, je voyais tous mes camarades rêver d’être riche et suivre ce qu’il fallait faire pour le devenir. Je ne voulais pas emprunter ce chemin vers la richesse qu’on nous présentait comme la voie à suivre, je savais où cela pouvait conduire, comme c’était destructeur. »
Interview de Yang Han, tour manager des SMZB
« Dirty Fingers (chanteur) : Tout le monde se ressemble dans les petites villes, il n’y a que très peu de différences dans les mentalités et dans les modes de vie : Ils ont un emploi stable, leurs familles, ils regardent la télévision et toujours les mêmes programmes et émissions. Et donc si tu n’es pas comme eux, ils te poussent d’une manière ou d’une autre à être des leurs, à faire comme eux.
ADLM : Et si tu décides de prendre une direction différente ?
Dirty Fingers (chanteur) : Tu as constamment un poids sur tes épaules, ce n’est pas facile de survivre dans ce contexte-là.
Dirty Fingers (bassiste) : Le poids de la famille est très important encore aujourd’hui et l’éducation est une priorité […] la population est trop importante en Chine et la compétition pour trouver un travail après la fac fait que les jeunes ne voient plus d’intérêt à penser à ce qui est juste mais pensent davantage à tous les moyens pour parvenir à trouver un travail. La pression de la famille joue beaucoup dans cette histoire. »
Interview des Dirty Fingers
« Je pense que les gens se réclamant du Punk à Wuhan aujourd’hui viennent d’un peu partout, de milieux sociaux très différents les uns des autres. Par contre je pense que la plupart des punks de Wuhan partagent le fait d’avoir à un moment dans leurs vies connus une rupture avec leurs milieux familiaux, une émancipation très forte, parfois brutale les ayant poussés à vivre à fond pour l’art ou la musique. Les gens qui veulent choisir cette voie doivent se débarrasser des pressions qui pèsent sur eux au niveau familial pour pouvoir être libre dans ce qu’ils font. »
Interview de Liangzhan, musicien et membre de la communauté punk à Wuhan
Pourtant, même à travers cette rupture une différence majeure subsiste. Là où les vieux considèrent que leur différence les rend étrangers à la société et souhaitent se détacher d'un monde qu'ils ne reconnaissent pas, les jeunes eux considèrent en être partie intégrante et souhaitent juste s'indépendantiser du chemin tout tracé.
« Oui je me sens différent. Ça n’a pas été facile de trouver ma voie, il a fallu que je trouve un endroit spécial avec des gens comme moi. »
Interview de Yang Han, tour manager des SMZB
« Nous on pense appartenir à la société, en être des membres, c’est juste le regard que certaines personnes posent sur nous qui nous donne parfois ce sentiment d’exclusion. »
Interview des Dirty Fingers
Ainsi les jeunes ne considèrent pas le mouvement punk comme une contestation politique mais plus comme une manière d'exprimer leurs sentiments, de pousser leur développement personnel. Plus question pour eux donc de briser les tabous ou mettre en cause le gouvernement. Les sujets de leurs chansons sont tournés autour de leurs préoccupations quotidiennes ou de leurs rapports à l'amour et aux filles.
« La plupart de nos sons racontent des histoires à propos des filles et des relations tumultueuses qu’on a pu connaître avec elles. Donc l’inspiration nous vient de notre quotidien. Mais quand je te dis que nos chansons parlent de filles, ça ne veut pas dire qu’on chante l’amour, on chante plutôt la manière dont on s’est fait baiser par l’amour et les filles. »
Interview des Dirty Fingers
Et c'est cette absence de lutte qui fait toute la différence entre jeunes et vieux punks chinois. Les jeunes veulent en effet, émerger sur la scène musicale et vivre de leur musique marquant là une rupture avec le mode de vie de leurs aînés enfermés dans la sphère underground. S'ils sont prêts à prendre des emplois précaires en attendant de percer, ils tendent néanmoins vers ce seul objectif : vivre de leur musique. A partir du moment où ce but devient leur avenir ils se voient contraints de respecter les limitations et la censure de l’État. L'état d'esprit originel du mouvement punk s'éteint donc tout doucement avec eux, et ils admettent d'eux-mêmes qu'ils sont plus labellisés comme punks qu'ils ne s'en revendiquent. La musique devient l'expression de leur différence personnelle et non l'expression d'un esprit critique et contestataire. Ces jeunes s'opposent au moule mais plus à la société. Ainsi, ils souhaitent détonner par rapport à leurs compatriotes en ne cherchant pas de travail ou en s'affirmant haut et fort comme « musiciens » notamment à travers leurs goûts vestimentaires. Le « look » joue en effet chez eux, un vrai rôle de marqueur identitaire. A l'inverse pour leurs aînés, la notion même de look se joue à l'arrière-plan mais ne représente en rien un critère de distinction.
Concert des Dirty Fingers
Plus de lutte politique ou de contestation donc. Les jeunes punks chinois s'auto-qualifient d’égoïstes et ne soucient plus de l'avenir de la Chine. Pour eux, leurs compatriotes, lorsqu'ils ne sont pas différents, sont juste stupides et leur sort ne les intéresse pas. Si à Wuhan, on part du principe que diffuser ce qu'ils considèrent comme la « vérité » est un devoir, le jeunes, eux, pensent à leur futur et non aux autres. Certains d'entre eux travaillent même pour ou avec le gouvernement et estiment simplement qu'ils ont besoin de séparer leur vie professionnelle de leur vie musicale afin de pouvoir s'épanouir. Ainsi, c'est bien le fait de se produire musicalement qui les sépare des autres. Ils ne sont plus dans le moule parce qu'ils pratiquent quelque chose jugé comme « bizarre » par la société chinoise mais ils ne remettent plus en cause les normes les injustices de leurs sociétés. Pour la grande majorité d'entre eux, la question ne se pose même pas, et leurs chansons s'inscrivent dans la tradition littéraire chinoise. Ceux qui sont plus conscients des différents problèmes qui existent en Chine expriment simplement leur envie de partir, en Europe ou aux États Unis, afin d'exporter leur musique et d'échapper à une société dans laquelle ils ont l'impression de ne pouvoir exister.
Il y a donc là deux visions qui diffèrent, l'une entremêlant valeur punk, musique et lutte politique d'une manière si étroite qu'aucune de ces différentes parties ne puissent exister l'une sans l'autre. L'autre, au contraire, voit dans la musique un moyen de s'émanciper du moule de la société et accepte les réglementations pour pouvoir vivre à part entière de leur passion.
Zolifei Mozou