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Basement 6 : une alternative aux marchés de l'art

" Une grande ville, c’est comme un théâtre. Les pièces se suivent, les rôles changent, mais parfois les histoires se répètent. Sur la scène, on est exposé aux regards des spectateurs, chacun est un étranger pour les autres et prends les attitudes qui conviennent. Mais dans un théâtre, il y a aussi des espaces où les acteurs peuvent se retrouver entre eux ; les loges, les coulisses."

Documentaire: Place du Pont, Une mémoire de Lyon réalisé par Jean-Paul Lebesson

C’est au détour d’une petite rue d’un quartier populaire du district de Changning que se trouve la porte d’un monde caché. On entre par une porte anodine menant à un souterrain, rien n’indique que cette entrée est la bonne, il se pourrait que nous ne soyons pas au bon endroit. Pourtant, au bout du couloir, une lumière bleutée attise la curiosité du visiteur. Nous nous y engouffrons en descendant encore d’un niveau, et les murs de béton brut se couvrent petit à petit d’affiches, de dessins, de flyers agencés aléatoirement. Au moment de passer l’embrasure de la porte, nous levons la tête sur un message poétiquement sibyllin : Il faut du temps pour que le crayon réalise sa chute.

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Nous y sommes. À la recherche d’une jeunesse alternative shanghaienne, nous pénétrons dans l’un des lieux autour duquel elle gravite. Celui-ci est vide pour le moment, en déambulant dans les dédales de cet ancien bunker réhabilité pour y devenir un espace dédié à l’art, nous apprécions son caractère modulable et l’atmosphère qui y règne. En plus de la salle principale, lieu de toutes les performances et expositions s’ajoutent un disquaire, un atelier sérigraphique, un studio de musique et un bar. D’autres portes restent closes, s’ouvrant à intervalles irréguliers sur des artistes en plein travail de création. Asséchés, nous allons au bar, il fait très soif. Nous y rencontrons Katy, une américaine portant un pendentif phallique et des verres de contact noirs, elle est une des personnes à l’initiative du projet Basement 6. Elle répondra à nos questions.

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Basement 6 : contre l'art comme marché

Comme dans toute ville ouverte, il est des lieux où des communautés alternatives prenant la forme d’un réseau, d’un tissu malléable avec certains lieux de fixation où les membres agissants se retrouvent. Shanghai est en cette année 2017 en voie de dépasser Pékin en termes de foisonnement culturel. Son identité n’en reste pas moins différente, alors que Pékin concentre à la fois les grandes institutions culturelles et une importante scène rock, les mondes de l’art Shanghaiens émergent dans le contexte de la ville globale. A 1500 km au sud du centre politique de la Chine, l’art comme instrument de pouvoir devient un business lucratif et le nombre de galeries exploitant cette manne illustre cette idée.

Le statut de ville globale intégrée dans une mondialisation des marchés de l’art fait de Shanghai un haut lieu pour les courants culturels majoritaires, qu’ils soient musicaux ou plastiques. L’image d’une métropole à l’avant-garde contribue à confirmer la théorie d’un sino-futurisme que les artistes locaux expriment dans leurs productions, leurs styles vestimentaires et leurs identités. Si l’art contemporain chinois est côté de nos jours sur les marchés de l’art internationaux, c’est en grande partie à partir de la vision dominante considérant l’art comme un business. Des lieux comme le Rockbund, le K11 ou autres galeries prestigieuses et officielles ont pu émerger comme des centres artistiques importants, leurs modes d’organisation répondant d’une logique avant tout économique. A titre d’exemple, la galerie du K11 n’est qu’une composante d’un grand complexe réunissant centre commercial et tour de bureaux. L’opposition à ce genre de structure artistique de la part des artistes du Basement 6 n’est pas forcément radicale, une bonne partie d’entre eux fréquentant ces grandes institutions. L’idée même du Basement 6 est donc celle de l’alternative, centres et marges n’étant pas complètement dissociés. La contestation en Chine n’est entrevue en France qu’à travers une dimension politique, à Shanghai, le politique et l’économique ne faisant qu’un, la contestation de l’ordre économique dominant est une lutte politique.

Résistance et refus d'un modèle

Cette posture face à la place sociale de l’artiste provient d’un questionnement existentiel plus profond. Pourquoi et pour quoi est-ce que je travaille ? Lorsque beaucoup de gens placeront l’argent et le confort matériel comme finalité, ces jeunes artistes se construisent une identité plus en phase avec la réponse qu’ils donnent à leur existence. Dépassant l’idée bien française de l’artiste devant vivre d’amour et d’eau fraiche sans jamais penser aux questions matérielles, les cercles artistiques alternatifs shanghaiens qui ne peuvent pas vivre de leur art accepte l’idée de travailler à temps partiel afin de financer leurs projets. Ils ne vivent ainsi pas de leur art mais bien pour l’art.

Les artistes qui refusent cette vision dominante de l’art comme business disposent d’alternatives pour exposer et produire, de lieux comme le Basement 6 qui se proposent comme des laboratoires d’expérimentation et de réflexions artistiques.

« À Shanghai, le rapport au business est encore plus explicite qu’ailleurs avec toutes ces fondations privées qui montrent qu’elles ont beaucoup d’argent et tout ça. Ces compagnies sont décomplexées ici par rapport aux compagnies qu’on trouverait en France. Par rapport à la forme du marché de l’art à Shanghai, Basement 6 trouve encore plus sa raison d’être. Ce lieu et ses acteurs revendiquent une pratique artistique non commerciale, une pratique qui se pose comme un centre de recherche. »

Entretien avec Gael C. artiste français à Shanghai

L’art business n’a pas lieu d’être au Basement 6, le lieu est à but non lucratif, il est une expérimentation, une recherche. Ce caractère expérimental offre une marge de manœuvre importante aux artistes et non artistes amenés à s’investir, à essayer, à proposer des projets dans le cadre du Basement 6.

« La création artistique est plus libre au Basement 6 qu’ailleurs, ce lieu n’a pas une identité et un esprit artistique défini. Dans les grandes galeries, les artistes invités doivent se conformer à l’esprit de cette dernière, ce qui entrave le travail de création ».

A Xiang, artiste chinoise impliquée au Basement 6

 

« L’idée de non profit, l’idée d’une communauté artistique autonome sans galeristes, sans intermédiaires commerciaux, c’est une définition de l’art »

Gael C., artiste français à Shanghai

L’art et sa diffusion se redéfinissent dans le cadre de cet ancien Bunker réaménagé. Ils se redéfinissent d’abord par les codes propres au lieu qui affaiblissent le poids et les attentes de la structure artistique sur les épaules des artistes. Ils se redéfinissent aussi par le travail de réflexion opéré dans le cadre du FUPA Salon sur la place de l’artiste dans la société, sur le rôle de l’art et sur la manière de le diffuser. Le FUPA Salon est né dans le cadre du Basement 6, il répond de cette nécessité à repenser l’art par rapport à ce qu’il est devenu à Shanghai. Dans les interstices de la ville monde, émergent des alternatives, des phénomènes de résistance portés par des individus rassemblés autour d’un désaccord et d’une volonté de changement. Certains artistes ou usagers de l’art aujourd’hui ouvrent les yeux sur la réalité des marchés de l’art shanghaien à travers l’alternative que représentent des initiatives à l’image de Basement 6. Mais qui sont-ils ?

Quelle identité ? Sino futurisme et post-internet

Issu majoritairement d’une élite intellectuelle ouverte sur l’extérieure, les artistes chinois faisant communauté avec les étrangers érigent leurs modes de vie et leurs postures par rapport aux mondes de l’art comme protestation. Nés ou ayant intégré la métropole globalisée incarnant l’idée même du sino-futurisme (théorisé par l’artiste Joseph Needham), cette communauté artistique est un organisme alternatif mouvant doté de plusieurs cercles gravitant autour du Basement 6. Dans ce petit monde, artistes plasticiens, sonores, multimédia se côtoient dans le cadre d’expositions, de performance, de concerts.

« Ce lieu est une très belle plateforme de rencontre pour les jeunes dans cet état d’esprit alors qu’il est difficile de rencontrer ce genre d’individu dans la rue. A chaque fois que je rencontre les artistes ou les usagers du Basement 6, je remarque qu’ils sont déjà culturellement engagés, ils écoutent un certain style de musique, vont voir des expos et sont déjà complètement ancré dans le monde de l’art »

Gael C. artiste français à Shanghai

Ce monde de l’art alternatif gravitant autour du Basement 6 dispose de ses codes, de son identité. Les artistes constituant le noyau dur du Basement 6 ont des orientations bien précises, constitutives de l’esprit du lieu. L’ère du post internet comme l’agrégation d’une importante somme de micro-cultures du monde entier résonne dans les œuvres de ces artistes. Au niveau des mentalités et des codes vestimentaires, on retrouve cette idée d’une synthèse improbable, de la digestion par une génération d’un afflux d’informations et d’idées découlant d’une enfance imprégnée par l’internet.

« Le sino-futurisme, c’est une grosse digestion visuelle entre une culture américaine importée, une culture de l’internet un peu What the fuck, un peu punk, un peu un délire néo-punk, néogothique mais blingbling en même temps, aussi ce que l’on appelait émo à un moment donné, un joyeux bordel quoi à l’image d’internet. Au niveau de la musique, ça combine de la techno, de la trap, un mélange de la variété américaine, de la variété chinoise remixée avec les codes micro-culturel russes. Voilà, c’est un joli bordel, d’où l’idée de post internet. »

Gael C. artiste français à Shanghai

C’est à partir de cette identité complexe et mouvante que s’établissent les projets et les relations entre artistes. Identifiées et autonomisées par l’internet et ses horizons sans fins, les idées, les inspirations, les collaborations artistiques transcendent les clivages portés par les différents courants pour faire émerger une communauté imaginative. Une micro culture est portée par le collectif Basement 6 et ses usagers, dans le sens où la communauté est interprétative, elle partage une identité, des codes et des représentations communes. A l’heure de l’art comme industrie culturelle lucrative, le Basement 6 prend ses distances avec l’ordre économique dominant pour recréer un lieu que ses acteurs qualifient de plus juste, plus libre. Mais les problèmes de voisinage, les logiques immobilières expropriatrices, la gentrification ou encore la tentation du mainstream pourraient mettre en danger la pérennité du lieu et de son esprit.

Oscar Truong